LE PRINCE, L'OGRE ET LE DÉMON
Il était une fois un roi qui vivait dans un immense et magnifique château, recouvert d'or et de marbre blanc, dans un pays fort fort lointain. Son royaume était riche et prospère et le roi avait eu le bonheur d'épouser la plus belle de toute les créatures jamais créées, la reine étant la descendante d'une fée. Elle lui donna deux merveilleuses petites filles, mais aucun fils. La famille était très pieuse et priait les dieux tous les jours avec ferveur. Chaque fois, le roi leur adressait une prière personnelle en leur demandant de lui accorder un petit garçon, car seul un héritier mâle pourrait lui succéder sur le trône.
Après quelques mois de silence, il comprit que ses prières ne seraient pas entendues et que les dieux s'étaient détournés de lui. Ivre de rage, il les renia.
N'étant plus soutenu par les dieux, le roi, aveuglé par la colère, décida de se tourner vers quelqu'un d'autre, qui lui, entendrait ses prières. Il disparut plusieurs jours, s'enfermant dans une chambre abandonnée du sous-sol. Il y traça sur le sol un pentacle avec du sang de chèvre, essayant d'invoquer un démon depuis les Limbes. Une épaisse brume envahit toute la pièce et le roi tomba à genoux face à l'être qui était apparu devant lui, être dont il ne distinguait que les formes charnues et bossues. Le roi le supplia à grands cris de lui donner un fils. Une voix diabolique se fit entendre :
- Tu auras un fils, mécréant. Mais le jour de sa naissance, je viendrai te le prendre et il deviendra mon serviteur pour l'éternité.
L'entité s'évanouit.
Quelques jours plus tard, le roi apprit que la reine était enceinte d'un troisième enfant. Il donna une grande fête dans tout le royaume pour célébrer sa joie retrouvée. Enfin l'héritier du royaume allait naître !
Celui-ci naquit lors d'une froide nuit d'hiver. Il était beau comme un ange, les cheveux dorés comme le soleil et les yeux bleus comme le ciel. Quelques minutes après la naissance de l'enfant, le démon apparut dans toute sa laideur devant le couple royal pour réclamer son dû. La reine, qui n'était au courant de rien hurla de terreur et serra son nouveau-né contre son cœur, tétanisée à l'idée qu'on le lui enlève. Le démon lui arracha des bras et s'évapora dans la nature avant que le roi n'ait le temps d'esquisser un geste, encore moins d'essayer de l'en empêcher. Alors qu'il disparaissait avec le petit prince, la créature avait laissé derrière lui une traînée de cendres et de feu et, en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, une aile entière du château s'était déjà consumée dans les flammes. Une des deux princesse y laissa la vie et le roi, fou de douleur, perdit la raison. Désespérée de la perte de ses enfants chéris et de la maladie de son mari, la reine tomba malade et mourut de chagrin avant la fin de l'année suivante.
Pendant les seize années qui suivirent, l'enfant fut élevé dans une maison complètement isolée et à des kilomètres du premier village. Il était traité comme un esclave devant nettoyer la chaumière, cuisiner, et le démon s'arrangeait toujours pour lui assigner toutes les basses besognes. Il ne lui avait jamais parlé de son ascendance royale et l'enfant ne s'était jamais douté de rien. Tout ce qu'il savait, c'était que son père avait passé un contrat avec le démon dont le prix à payer était le jeune garçon, dès lors condamné à servir cette créature pour toujours. Son maître avait essayé durant tout ce temps de pervertir son âme afin d'éradiquer toute bonté en lui, mais en vain ; l'adolescent exécutait ses tâches quotidiennes avec respect et restait pur comme un lys blanc, ce qui lui valut le nom de Lysandre.
Un jour, alors que le démon était parti régler des affaires dans un autre royaume durant la nuit, un étranger frappa à la lourde porte de bois. Il portait un uniforme très luxueux et semblait anxieux, comme s'il était menacé où qu'un monstre s'approchait de plus en plus. Il toqua de nouveau de trois coup secs. Suspicieux, Lysandre ouvrit doucement la porte qui grinça. L'homme, qui s'avérait être un messager royal, se retourna et lui sourit avec un air préoccupé.
- Excusez-moi, êtes-vous bien le jeune Lysandre ? demanda-t-il.
- Effectivement, répondit l'intéressé avec surprise. - Il était peu habitué à ce qu'on veuille s'adresser à lui directement, et non à son maître. - Que puis-je pour vous ?
- Je vous ai enfin trouvé après toutes ces semaines de recherches ! s'exclama l'homme avec une joie non feinte. Sa Majesté le roi sera le plus heureux des hommes lorsqu'il vous retrouvera !
Lysandre l'observa avec surprise, ne comprenant pas du tout de quel roi il pouvait bien s'agir. Il expliqua sa situation au messager qui le regarda avec une tendresse mêlée à une profonde tristesse.
- Mais vous devez rentrez au château avec moi ! S'offusqua l'émissaire. C'est votre devoir de le faire !
- Je n'ai aucun devoir envers un roi que je ne connais pas.
Sur ces mots, le jeune homme congédia cet envoyé de nulle-part et retourna à son travail, songeant avec angoisse à la punition que lui réservait le démon s'il n'avait pas fini avant son retour. Tout en vaquant à ses occupations, ce que lui avait dit l'homme le taraudait. Après plusieurs heures à peser le pour et le contre, il décida de tenter sa chance, pensant qu'il valait mieux mourir en essayant d'échapper à l'enfer dans lequel il vivait plutôt que selon le caprice d'un esprit malfaisant. Il quitta la maison du démon sans rien emmener avec lui – puisqu'il ne possédait rien de personnel – excepté une épée qu'il avait prise dans le coffre du salon.
Lysandre marcha plusieurs jours avant d'atteindre le premier village, qui se trouvait au bord de la mer. Ses habitants semblaient sales et pauvres. Alors qu'il s'approchait d'une auberge pour se reposer, le jeune homme sentit une petite main attraper sa cape. Il se retourna et tomba né à né avec une petite fille blonde qui lui demanda avec une lueur d'espoir :
- Êtes-vous le chevalier, mon seigneur ? Êtes-vous celui qui a été envoyé pour nous sauver ?
Ses yeux brillaient tellement que Lysandre n'eut pas le courage de lui dire la vérité, de lui dire que lui-même ne faisait que fuir ses problèmes.
- C'est moi, répondit-il en espérant la consoler.
- Alors vous allez nous sauver de l'ogre ?
Elle désigna du doigt un très haut et sombre donjon qui se trouvait au bord de la falaise, où le-dit ogre vivait.
- Un ogre ?! s'écria l'adolescent terrorisé. Je ne sais pas si j'en suis capable !
L'enfant semblait sur le point de pleurer et le jeune garçon lui promit d'essayer. Elle lui expliqua que les habitants du village devaient offrir au terrible monstre cinq enfants tous les mois, qu'il dévorait par la suite. Souvent, la personne qui les accompagnait jusqu'au sommet de la montagne ne redescendait pas et était engloutit avec les enfants. Très angoissé, Lysandre gravit la montagne et arriva devant un immense jardin, fermé par un portail de fer noir. Il devait sauver ces enfants ! Il dégaina son épée et poussa la lourde porte. Il se retrouva alors face à deux énormes chiens, noirs comme la nuit, venus des profondeurs de l'Enfer, chargés de garder le domaine et d'empêcher l'entrée de toute personne étrangère. Lysandre fut soudain saisi d'un sursaut de courage et chargea le duo de monstres. Pendant plusieurs minutes, le jeune homme courut jusqu'à l'entrée en essayant de les garder aussi loin de lui que possible et il réussit franchir le seuil, les chiens le laissant ainsi en paix. Alors qu'il s'apprêtait à s'enfoncer dans les ténèbres du château, un gobelin apparut devant lui dans un craquement sonore. Lysandre, qui n'en avait jamais vu de sa vie, se pétrifia. La créature éclata d'un rire cristallin, qui résonna dans le hall comme le son clair d'une cloche.
- Je ne peux pas vous laisser entrer dans la demeure de mon maître, dit le kobold. Mon maître ne veut pas que des étrangers entrent dans sa demeure.
- Il faut vraiment que j'entre ! protesta Lysandre.
- Il ne fait aucun doute que vous ne possédez pas le mot de passe pour pénétrer dans ces lieux, continua le gobelin imperturbable.
- Le mot de passe ? Je pense que vous ne comprenez pas. Je veux juste parler à votre maître.
- Parler ?! couina le petit être d'une voix suraiguë. Je ne suis pas stupide, vous savez. Je sais que vous êtes comme tous les autres ; que vous êtes venu le tuer – Il marqua un temps. – Vous ne réussirez pas et vous mourrez, comme tous les autres.
Lysandre s'essaya à une autre tactique.
- Ne voulez-vous pas reprendre votre liberté ? Je peux vous la donner ! Vous n'êtes pas obligé de rester ici si vous ne le souhaitez pas !
- Vous mentez, répliqua le lutin de sa voix perçante. Comme les autres. Les humains mentent en permanence !
- Ce n'est pas mon cas, affirma l'adolescent. Je vous promets de faire de mon mieux.
Le gobelin, qui lisait la sincérité dans les yeux du jeune garçon, finit par accepter de le laisser passer, après de longues secondes de réflexion. Lysandre le remercia et se faufila dans les couloirs, décidant de rejoindre le sous-sol où devaient se trouver les cellules des prisonniers. Il descendit les escaliers sans bruit et trouva vite les captifs qu'il pouvait entendre gémir depuis la porte. S'approchant d'un jeune enfant recroquevillé dans un coin, il lui chuchota :
- Je viens vous aider !
- Qui êtes-vous ? Êtes-vous venu nous sauver ? demanda le garçon d'une toute petite voix.
- Oui, je suis venu tuer votre tortionnaire. Où est-il ?
- Sans doute dans la salle de réception en train de manger quelqu'un...
À cette pensée, l'enfant ferma les yeux, saisi d'effroi. Lysandre ébouriffa les cheveux du garçonnet, tourna les talons, remonta les escaliers, suivant le bruit étouffé qu'il parvenait à entendre. Il arriva bientôt dans la pièce dont lui avait parlé l'enfant où se trouvait l'ogre, qui n'avait que vaguement une apparence humaine. Il était très laid et faisait près de quatre mètres de haut. Son corps était difforme à plusieurs endroits et le jeune garçon pouvait sentir l'odeur du sang séché de ses précédentes victimes dont s'étaient imprégnés ses vêtements. Entre ses mains trapues, il tenait une femme si magnifique que Lysandre ne douta pas un seul instant qu'elle était une déesse. Sa respiration se coupa devant la beauté de la jeune fille. Instinctivement, il attaqua l'ogre, souhaitant de tout son cœur protéger la prisonnière.
Le combat était injuste et les forces inégales. Le héros était bien trop faible comparé à l'ogre. Lysandre ne pouvait compter que sur son agilité et sa rapidité. Il poussa sa dame contre le mur et brandit son épée, ne pouvant pas laisser l'ogre tuer la femme qu'il aimait. Il ne réussit à terrasser son adversaire qu'après un combat acharné, long et épuisant, en lui enfonçant sa lame dans le ventre.
Lysandre s'assura ensuite que la jeune femme allait bien, puis alla libérer les prisonniers et le gobelin, tout en écoutant le récit de la femme dont il était tombé amoureux. Elle lui raconta qu'elle était la fille d'un roi et qu'elle s'était fait enlevée quelques jours auparavant par le gobelin, qui voulait l'offrir en repas à son maître. Elle avait été attachée et bâillonnée, puis livrée en pâture à l'ogre. Lysandre accepta volontiers de raccompagner la princesse à son palais.
Ils marchèrent plusieurs jours pour rejoindre le château qui était fort fort lointain. La princesse présenta son sauveur à son père, qui les avait accueillis avec joie.
- Ce vaillant chevalier m'a sauvé la vie, lui dit-elle.
- Est-ce vrai ? Demanda le roi.
Lysandre approuva et le roi le remercia. Mais il semblait confus et fiévreux. Ce garçon lui rappelait quelqu'un, avec ses traits fins et son visage d'ange. Le roi compris devant qui il se trouvait. Le jeune homme avait les traits de sa femme, la défunte reine, mais il avait ses yeux, les yeux d'un roi. Prenant son père par surprise, la princesse s'écria :
- Il m'a sauvé, accordez lui ma main !
- Je ne peux pas, répondit le roi terrorisé. Il -
- Je veux l'épouser !
- Tu ne peux pas, la coupa gravement le monarque.
La surprise pouvait se lire sur le visage des deux jeunes gens. Le roi avait tout compris. Il ne pouvait pas laisser sa fille commettre un tel acte.
- Tu ne peux pas, reprit-il durement. Ce garçon est ton frère. Il est mon fils.
Lysandre resta abasourdi, refusant de croire à cette révélation. Il ne pouvait pas être le prince d'un royaume tout entier. Il ne voulait pas abandonner la princesse.
- Je suis si heureux de t'avoir retrouvé, murmura le roi. Tu pourrais être mon héritier, me succéder en tant que roi !
Lysandre recula. Elle ne pouvait pas être ça sœur. Toute cette histoire lui semblait soudainement complètement absurde et il manquait d'air. Il se retourna et s'enfuit en courant, se dirigeant vers la forêt. Il erra pendant plusieurs jours, anéanti, perdu dans ses pensées, la douleur et l'incompréhension devenant presque insoutenables. Finalement, il décida que le mieux pour tout le monde serait qu'il disparaisse de nouveau et qu'il tente d'oublier la princesse. Il se construisit une cabane dans une petite clairière et apprit à survivre sans avoir à côtoyer les autres personnes.
Il n'apparut pas aux yeux de la société pendant trois longues années, enfermé dans son amour impossible. Parfois, dans ses cauchemars, le démon qui l'avait élevé venait le tourmenter.
Un jour, alors qu'il venait d'entamer sa vingtième année, alors qu'il chassait, Lysandre entendit une douce mélodie s'élever d'une clairière. Charmé par cette voix, il la suivit jusqu'à ce qu'il trouve une magnifique jeune femme qui chantait, assise sur un tronc d'arbre. Soudain, elle s'arrêta et se retourna, effrayée. Le jeune homme se trouvait face à elle.
- Je suis désolé de vous déranger ! lui dit-il. Votre voix est tellement belle !
- Qui êtes-vous ?! demanda-t-elle avec crainte
- Mon nom est Lysandre. Je suis le prince Lysandre.
- Il n'y a plus de prince dans ce royaume depuis longtemps, répliqua-t-elle. Le roi est mort dans un incendie qui a ravagé le palais ! La princesse est reine maintenant ! Je n'ai jamais entendu parler d'un prince !
La nouvelle ne surprit pas vraiment le prince. Il comprit que le démon avait dû partir à sa recherche et, dans sa colère de ne pas le retrouver, avait décidé de se venger de son père, puisqu'il n'avait pas tenu parole.
- Je suis Lysandre, reprit-il. Qui êtes-vous ?
- Nathalyana.
En entendant ce nom, le prince crut que son cœur allait exploser dans sa poitrine. Il sentait qu'elle était celle qu'il avait toujours attendue, la seule femme qui importerait toujours. Il rentra chez lui et revint le jour d'après, et tous ceux qui suivirent. Chaque jour, Nathalyana était là et elle l'attendait. Avec le temps, ils apprirent à se connaître puis à s'aimer. La jeune femme parvint à lui faire oublier son amour désespéré et réussit à l'emmener dans son village avec elle. Peu à peu, Lysandre réapprit à vivre avec les autres. Un matin d'automne, ils se marièrent et construisirent ensemble une vie heureuse.